L’éditoRapport tiers-lieux 2021
Patrick Levy-Waitz
Président
de France Tiers-Lieux
En 2018, la remise du rapport « faire ensemble pour mieux vivre ensemble » s’est fait l’écho de la dynamique des tiers-lieux en France, un mouvement émergent, déjà surprenant par son ampleur, qui contredit l’image éculée d’une France apathique, pessimiste, centralisée, verticale et incapable de se réformer. Nous dessinions alors les principales caractéristiques des tiers-lieux, le contexte de leur émergence – au croisement de la révolution numérique, de la transition écologique, des transformations du travail et des formes d’apprentissages – et les conditions de leur réussite.
Les tiers-lieux se construisent par l’engagement d’une communauté et son action collective ancré dans le territoire, ils se démarquent comme espaces de libre pratique où prime le « faire », ils se développent grâce à la mixité et à l’hybridation d’activités. Comme les pionniers se plaisent à le rappeler : « un tiers-lieu ne se décrète pas, il s’invente ». Et j’ajouterais : il s’invente pour donner à chacun le pouvoir d’agir, de faire, d’expérimenter, de contribuer. C’est la société civile dans toute sa diversité qui est à l’œuvre dans l’émergence du mouvement des tiers-lieux : entrepreneurs, bénévoles associatifs, travailleurs indépendants, salariés, collectivités de plus en plus mobilisées, artistes, artisans, demandeurs d’emploi. Indifféremment, hommes et femmes, actifs ou inactifs.
Deux ans plus tard, après la création du Conseil National des Tiers-Lieux et de France Tiers-Lieux, après le lancement du programme interministériel “Nouveaux lieux, nouveaux liens”, porté par l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires et la labellisation de 218 “Fabriques de territoires”, tiers-lieux ressources dans les territoires ruraux et les quartiers prioritaires, nous sommes témoins d’une transformation majeure du paysage. La parution du rapport de France Tiers-Lieux « Les territoires en action » démontre à quel point les tiers-lieux se révèlent désormais incontournables dans nos territoires, alors même que ces initiatives ont longtemps été méconnues ou négligées, voire raillées. Tant par leur nombre, qui ne cesse d’augmenter, que par leurs actions au carrefour des transitions numériques, écologiques, économiques et sociales. Il ne s’agit pas aujourd’hui de redire ce qui fait le succès ou l’échec des tiers-lieux, mais de dresser des perspectives afin d’appuyer leur potentiel transformateur, d’identifier les blocages persistants et les leviers pour permettre l’accélération de ce mouvement.
« En 2019, plus de 2 millions de personnes sont venues dans un tiers-lieu pour y réaliser des projets ou travailler. Près de 150 000 personnes y travaillent quotidiennement »
Les travaux que nous avons menés nous permettent d’estimer le nombre de tiers-lieux en France à plus de 2500 en 2021. Nous pouvons affirmer avec certitude qu’ils seront entre 3000 et 3500 fin 2022. Et la dynamique est loin de s’essouffler : en un an, France Tiers-Lieux a reçu des demandes de plusieurs centaines de porteurs de nouveaux projets.
Cette croissance épatante révèle la créativité, la capacité à faire ensemble et la vitalité qui se trouvent dans tous nos territoires, y compris les moins dotés et les plus en difficulté. Si la majorité des tiers-lieux se situe dans les grands centres urbains en 2018, la tendance s’inverse avec 52% des tiers-lieux en dehors des 22 métropoles administratives françaises. C’est au cœur des périphéries, des quartiers prioritaires, des villes moyennes, des petites villes et des villages, que s’exprime pleinement le potentiel des tiers-lieux.
En quelques années, les structures qui portent les tiers-lieux sont devenues actrices à part entière du tissu économique, en lien étroit avec les autres acteurs locaux – entrepreneurs, entreprises et collectivités territoriales – générant un chiffre d’affaires cumulé de 248 millions d’euros et créant des emplois non délocalisables avec 6 300 emplois directs qui font vivre ces dynamiques. Ce sont de véritables pôles de coopération économiques, jouant un rôle moteur pour le développement d’une économie sociale, solidaire et responsable. En 2019, plus de 2 millions de personnes sont venues dans un tiers-lieu pour y réaliser des projets ou travailler. Près de 150 000 personnes y travaillent quotidiennement.
« Sortir de la sidération face aux crises et aux urgences, pour entrer en action »
La crise sanitaire qui a éclaté il y a un an a été synonyme d’une rupture brutale pour de nombreux tiers-lieux, mais elle a surtout permis de confirmer leur rôle essentiel d’activateur de la résilience territoriale. Malgré. Les difficultés économiques, les tiers-lieux ne se sont pas arrêtés pour autant et ont mobilisé toute leur énergie pour développer des réponses concrètes face à la pandémie. 9 tiers-lieux sur 10 se sont mobilisés dans des actions de solidarité dès le mois de mars 2020, en particulier aux côtés des makers pour fabriquer et distribuer du matériel médical. Ce sont 5 millions d’unités, visières, masques, distributeurs de gel, valves, pousse-seringues, respirateurs… qui ont été produites.
Ces initiatives ont maintenu le lien et la cohésion sociale dans les territoires, grâce à un engagement fondé sur le faire, sur l’action en hyper-proximité et sur des modèles ouverts et collaboratifs.
Durant le premier confinement, il a été souvent question du « monde d’après » – utopies nécessaires en raison du choc brutal provoqué par la crise. Ce que nous montrons aujourd’hui c’est que la société civile s’est déjà emparée de son destin pour faire face aux grands enjeux auxquels nous sommes confrontés. Espaces ouverts à tous et à l’expérimentation, les tiers-lieux permettent à chacun de sortir de la sidération face aux crises et aux urgences, pour entrer en action. Par l’action collective, s’y élaborent pas à pas des réponses pratiques et adaptées aux réalités locales.
Dans les tiers-lieux la création d’activités économiques ne peut être séparée de l’utilité sociale, elle est une réponse pragmatique et transversale à la réalité quotidienne : s’attaquer aux problématiques environnementales (recycler, réparer, habiter les espaces vacants…), permettre une alimentation saine et durable pour tous (circuits courts, jardins partagés, épiceries solidaires…), faciliter la diffusion des savoirs et la montée en compétences, garantir l’insertion professionnelle (accès à l’emploi des chômeurs ou des personnes en situation de handicap), travailler à relocaliser la production (ateliers partagés, fabrication distribuée)… Ces dynamiques collectives de territoire transcendent les cadres institutionnels et les cloisonnements stériles pour aller là où les politiques publiques ne parviennent souvent pas à intervenir.
« Il devient crucial de coordonner les efforts pour co-construire des politiques ambitieuses qui parviennent à articuler mobilisation de l’État et structuration de la filière des tiers-lieux. »
Le phénomène des tiers-lieux ne peut se résumer à une multitude d’initiatives locales à soutenir, il réinterroge en profondeur le rôle des institutions, le rapport à la société civile et la manière de construire l’action territoriale comme publique, pour accélérer les transitions qui s’avèrent nécessaires. Les tiers-lieux, par leur dimension partenariale, public-privé-citoyen, et par leur caractère hybride, portent en eux une exigence de décloisonnement et donnent une dimension collective à l’action publique. Ils renversent une vision passive du territoire, en attente d’aides et de solutions, en territoire espace de construction d’actions d’intérêt général, de créativité où s’expérimentent d’autres modes de faire. Ils redéfinissent ainsi la relation entre État et territoires.
Pour faire face aux problématiques économiques, sociales et écologiques qui nous attendent, les acteurs publics devront être en capacité de s’inspirer de ces dynamiques et de s’en saisir. Après 2 ans de soutien à l’émergence, nous devons passer à l’étape suivante : mutualiser les efforts, sortir des silos, fixer des trajectoires communes et solidifier la dynamique porteuse de solutions concrètes. En effet, des blocages subsistent, en particulier au niveau du financement de lieux ressources et d’outils mutualisés pour les indépendants et les artisans, qui restent les parents pauvres des politiques publiques. Trop de portes sont encore fermées aux projets de tiers-lieux, trop de cloisonnements et de lourdeurs administratives continuent de ralentir le développement de ces objets hybrides. Pourtant les acteurs les plus fragilisés par la crise – TPE, PME, artisans, travailleurs indépendants, personnes en recherche d’emploi – ont plus que jamais besoin d’espaces et d’écosystèmes dans lesquels ils pourront se ressourcer, s’entraider, mutualiser pour accéder à des équipements et des compétences dont ils ont besoin.
C’est la raison pour laquelle nous avons initié le programme Manufactures de Proximité, bâti avec tous les acteurs concernés. En préfiguration depuis quelques mois, ce programme a tout pour faire office de modèle d’action publique partenariale : d’un côté l’État aux côtés des collectivités territoriales pour amorcer l’accélération des projets ; de l’autre les réseaux et la filière des tiers-lieux pour accompagner en ingénierie les porteurs de projets et faciliter les liens entre territoires. Cette coordination des efforts entre l’État et la filière des tiers-lieux est capitale pour co-construire des politiques ambitieuses et efficaces, pour accompagner les transitions à l’œuvre dans les tiers-lieux, tout en garantissant les conditions de leur pérennité.
« Le plus large mouvement citoyen jamais observé depuis l’émergence du mouvement de l’éducation populaire et des Maisons des Jeunes et de la Culture. »
En conclusion, nous pouvons désormais l’affirmer sans détour : les tiers-lieux forment le plus large mouvement citoyen jamais observé depuis le mouvement de l’éducation populaire et les Maisons des Jeunes et de la Culture. De nombreux tiers-lieux en revendiquent d’ailleurs l’héritage. Le phénomène des tiers-lieux fait la démonstration de la manière dont les Français s’organisent pour s’emparer de leur avenir. Il est l’illustration de la capacité de la société civile à construire des réponses concrètes, pragmatiques et opérationnelles aux défis du XXIe siècle. Ces dynamiques émergent dans toute la France et forment des maillons essentiels à notre résilience, par le faire ensemble, par cette vitalité à toute épreuve, ancrée dans nos territoires.
Comme le disait le Président de la République dans son discours du 13 avril 2020 : « Nous avons innové, osé, agi au plus près du terrain, beaucoup de solutions ont été trouvées. Nous devrons nous en souvenir car ce sont autant de forces pour le futur. »
Les tiers-lieux font partie de ces forces pour l’avenir du pays. Soutenons-les, encourageons-les, ne les laissons pas, jamais, s’essouffler.